Tyrannie du regard
« La beauté, disait Gide, est dans le regard, pas dans la chose regardée.» Il en va de même pour les humiliés : l’humiliation n’est pas dans l’humilié, elle est dans le regard de l’humiliant et de ses complices passifs…
Ambivalence extrême, inavouable, de notre regard sur les humiliés. Dans l’évitement (regarde-t-on jamais dans les yeux d’un SDF qui vous regarde, lui, ce reproche vivant ?)… on met en scène l’humiliation.
Personne, au grand jamais, dans le système hospitalier, n’a jamais décidé qu’il faudrait humilier les patients. Il n’y a jamais eu de décret dans ce sens. Or chaque jour, des milliers de malades sont humiliés, dénudés, transbahutés dans les couloirs, visionnés par les passants, les familles. Ils sont même étiquetés comme par des panonceaux sinon d’infamie, du moins qui les rendent à un statut d’objet, de colis fragile, plutôt que de sujet.
Œil toujours des « regardants » pas forcément méchants, mais pointés vers la surface des êtres sans souci de leur existence propre. Cours dispensés devant les troupes d’externes. Discours sur le malade, en sa présence, sans qu’il soit lui-même objet de la moindre interpellation directe. Sans qu’il soit considéré comme sujet communicant. « Vous lui mettrez deux fois par jour des comprimés de ceci ou des doses de cela… »
On a perdu le respect… Le tyran, c’est le regard. Sachons aveugler parfois le tyran-voyeur qui sommeille en chacun de nous. Pour sauver la dignité indestructible du semblable qui palpite en chacun des autres.
Humeurs, de Bruno Frappai – Octobre 2005